910008 - du Hurepoix
Figure de proue - Témoignage - Aimé Trocmé rescapé du Vietminh
Entretien réalisé par Michel CHAIX, chevalier de la Légion d’honneur
Michel Chaix : Aimé TROCME vous êtes né en 1929, agent de liaison dans le maquis « Planchet » dans la Sarthe à 14 ans, vous vous engagez dans l'armée à 18 ans. D'abord affecté à Taza au Maroc vous partez en 1949 pour l'Indochine que vous découvrez après 33 jours de navigation. Comment êtes-vous arrivé à Diên Biên Phù ?
Aimé Trocmé : le 22 septembre 1953, pour mon deuxième séjour j'arrive en avion à Haiphong sur la côte indochinoise à 400 km à l'est de Diên Biên Phù le montage du camp débute et il n'y a pas encore de piste d'atterrissage. J'effectue deux missions de largage de fil de fer barbelé à bord d'un C-119 Fairchild, puis je suis affecté au 8° Bataillon de Parachutistes de Choc et je suis largué avec mon paquetage et mon armement sur Diên Biên Phù entre Noël et le jour de l'an.
Michel Chaix : Comment se déroule la vie dans le camp retranché de Diên Biên Phù en ce début d'année 1954 ?
Aimé Trocmé : Tous les deux ou trois jours nous faisons des reconnaissances d'une quinzaine de kilomètres de profondeur en forêt, alternativement avec les légionnaires du 1° Bataillon Etranger de Parachutistes pour sécuriser les environs et faire des prisonniers vietminh. Ces derniers, ramenés au camp creusent ensuite des tranchées et montent des abris enterrés. Pour construire ces abris nous abattons les arbres à l'explosif à 50 cm du sol je suis bûcheron de formation, habitué à travailler proprement à la hache, ce spectacle me désole. Nous mangeons beaucoup de boîtes de ration et de pâtes de fruits, il n'y a pas de pain. Pour agrémenter nos menus les familles des engagés vietnamiens qui combattent à nos côtés nous approvisionnent en légumes et volailles. La viande, arrive par largage, congelée, et en raison de sa rareté est destinée aux officiers. La nuit nous dormons dans les boyaux. En ce début d'année les nuits sont douces et sèches. Il n'y a pas de détente, pas de loisirs, pas de week-end mais le moral est excellent. Après la construction d'une piste d'atterrissage plusieurs régiments arrivent et renforcent le dispositif. L'effectif de la garnison atteint alors plus de 12 000 hommes il y a à peine deux mois que l'installation a débuté. Nous savons que le général Giap qui commande le Vietminh projette d'attaquer mais nous sommes extrêmement confiants.
Michel Chaix : comment évolue la situation ?
Aimé Trocmé : très rapidement, les sorties se font de moins en moins loin en forêt et le contact avec les combattants vietminh est de plus en plus rude. Chaque semaine nous rentrons avec des morts et des blessés. En février 1954, le bataillon part en reconnaissance avec environ 300 hommes à une dizaine de kilomètres au nord. Sur place au sommet de la montagne nous sommes en observation quand tout à coup, au fond de la vallée à 300 mètres devant nous on découvre une nuée de soldats vietminh, habillés en vert, en train de couper des bambous, vraisemblablement pour construire des abris ou se camoufler. En observant plus précisément, on devine une colonne de soldats vietminh qui monte vers notre position. Le bataillon étant bien installé, l'ordre nous est donné de les intercepter et de ramener des prisonniers. Je suis au bord de la piste avec mes 15 hommes, au moment d'intervenir, le premier soldat vietminh de la patrouille est alerté par un malencontreux bruit de gamelles en provenance d'une section amie installée un peu plus haut. Aussitôt, le groupe détale. Notre bataillon, qui venait d'être décelé est immédiatement rentré au camp sans prisonniers mais au complet.
Michel Chaix : comment a débuté l'attaque de Diên Biên Phù par les combattants vietminh ?
Aimé Trocmé : début mars 54 on sait que les divisions vietminh sont disposées tout autour de nous, il ne nous est plus possible de sortir, nous apprendrons bien plus tard que près de 60 000 hommes nous encerclent. Le Bataillon reste sur sa position entre la rivière Nam-Youn et la piste d'aviation. Lorsque la météo le permet, les avions se succèdent pour ravitailler la garnison. Le 13 mars, nous recevons l'ordre de rester dans les abris : une attaque du vietminh est imminente. A 17 heures un déluge d'obus s'abat sur nous. Il dure toute la nuit. Après ce bombardement sans interruption sans pouvoir bouger, ni dormir, une trêve est décrétée au lever du jour. Nous évacuons nos blessés et nous ramenons les morts. On découvre que les légionnaires de la 13° Demi-brigade de Légion Etrangère ont été massacrés sur le point d'appui Béatrice en cette première nuit de bombardement ils ont eu près de 350 morts. Il n'y a pas de béton pour la protection, les abris sont réalisés en branche et en terre, ils protègent des éclats mais pas des tirs directs. Le sol est jonché d'obus non explosés. Comme j'ai faim, je pars me ravitailler et je découvre un sac d'alcool de riz, j'en profite, j'en abuse et je me mets à ramasser les obus non explosés. Eméché mais fier, digne et surtout inconscient, avec mes obus sous les bras je rentre dans un abri à la rencontre de mes camarades. C'est en voyant leur visage se décomposer sur place et passer par toutes les couleurs que je comprends instantanément la situation et je sors avec précaution déposer mes obus à distance.
Michel Chaix : l'attaque de Diên Biên Phù qui a débuté le 13 mars 1954, il y a 60 ans va durer 53 jours. Quels sont vos souvenirs ?
Aimé Trocmé : l'atmosphère poussiéreuse ocre jaune et rouge laisse la place à la boue de la saison des pluies. Je me souviens du lieutenant Leblanc, parachuté trois jours auparavant, qui observe à la jumelle, debout, à découvert devant moi. Il est immédiatement repéré et tué d'une balle dans la tête. J'ai dû récupérer ses papiers et sa bague puis j'ai trainé son corps dans la boue sur une centaine de mètres sous une pluie d'obus jusqu'au service de l'intendance. Notre bataillon en position centrale près de la piste d'atterrissage a pour mission de renforcer les compagnies qui ont perdu trop d'hommes. Nous passons notre temps à rejoindre les points d'appui, à combattre avec l'unité à soutenir puis à revenir près de la piste avant de rejoindre un nouvel objectif avant qu'il ne cède. A l'aller nous perdons des hommes, sur place c'est la même chose et souvent au retour nous avons aussi des pertes. Les bombardements sont incessants. Le sol est jonché de parachutes qui ne sont plus ramassés. Il n'y a plus de nuit, plus de jour, on grignote et on s'assoupit quand on peut, je n'ai aucun souvenir de repas ou de repos. La vie de la garnison est désorganisée.
Michel Chaix : comment se passe la fin de l'attaque ?
Aimé Trocmé : Le 7 mai, après plus d'un mois et demi de combat, j'apprends par la radio qu'un cessez-le feu est prévu à 17 h 30. Nous sommes heureux. Mais pas pour longtemps. On nous demande de détruire nos armes, nos munitions et nos radios et de les éparpiller dans la boue. Le monde s'écroule pour moi, c'est terrible de demander à un combattant de détruire son arme ! Les explosions que l'on entend maintenant sont les destructions de nos matériels pour éviter qu'ils ne tombent dans les mains ennemies. Je découvre que la partie est perdue, tous ces camarades morts. A 17 h 30 de très jeunes combattants vietminh viennent nous chercher et constituent deux colonnes de prisonniers, la mienne part vers le point d'appui Béatrice que nous dépassons. Nous faisons une quinzaine de kilomètres dans la forêt puis nous sommes fouillés et tous nos papiers personnels sont récupérés je réussi à cacher une dague. Nous allons marcher pendant 42 jours dont 37 sous la pluie. On longe la frontière du Laos, on remonte vers le nord puis on redescend vers le sud et on termine en faisant des boucles, à la fin on repasse plusieurs fois au même endroit. On mange deux poignées de riz par jour, il sent le gasoil ou la moisissure, la pluie est incessante, la nuit nous grelottons de froid ou de maladie je ne sais pas. Pour nous réchauffer, on récupère lors des haltes, de l'herbe à éléphant sèche que l'on glisse sous notre tenue. Le soir venu, on la rassemble et on se penche pour allumer un feu à l'abri de la pluie. Parfois nous devons faire une dizaine de kilomètres supplémentaires pour récupérer notre riz, il est transporté dans nos manches car nous n'avons rien d'autre. De temps en temps nous avons droit à un dé de poulet ou de cochon, les plus malchanceux tombent sur un os, ils s'en contentent. Nous avons faim en permanence, nous sommes fatigués, nous sommes tous plus ou moins blessés, tous les jours nous perdons des camarades, les malades et les infirmes suivent jusqu'à ce que leurs forces les abandonnent et nous devons les laisser, seuls, au bord de la piste. Nous n'en reverrons aucun. Les commissaires politiques nous bourrent le crâne de slogans et on commence à comprendre que la marche n'a d'autre but que de nous achever progressivement. Le 14 juillet vers Moc Chau on s'arrête dans une prairie et nous recevons des sardines. J'avale immédiatement les 4 petites qui me sont présentées. Ensuite, un orchestre villageois avec un accordéon et un violon vient interpréter « boire, manger et dormir » puis « princesse Czarga ». Les succès de l'époque. La guerre psychologique continue. Après un périple de près de 900 km dans la forêt nous arrivons au camp 70, nous sommes sales, épuisés, affamés et squelettiques. Débute alors la « politique de clémence » pour les survivants c'est la poursuite de l'endoctrinement par les commissaires communistes. Le repas est toujours constitué de deux poignées de riz quotidiennes mais chaque jour nous avons droit à un dé de viande et la nuit nous dormons sur des nattes à l'abri de la pluie. Les poux, les puces, les tiques et les moustiques ne nous quittent plus, on passe son temps à se gratter. Le matin nous retirons les sangsues. Je suis maintenant dirigé vers le camp 75, nous sommes très affaiblis, je pèse 33 kg. Un jour, épuisé, le visage au ras du sol, je suis émerveillé par une minuscule fleur qui se fraye un passage dans les cailloux et que les camions Molotova n'ont pas écrasée : cette révélation me réconcilie avec la religion, car je commençais à douter de l'existence de Dieu. Dans mon groupe de 30 personnes, tous les jours des camarades meurent, les effectifs sont immédiatement reconstitués. Il y a bien une infirmerie mais personne n'en ressort debout, c'est une morgue. J'ai compté jusqu'à 13 décès dans la même journée. Un autre jour, exténué, je me traîne avec deux bambous en guise de canne. Je croise un camarade qui s'écrie « Ah non pas toi Aimé ! » ce témoignage d'amitié, en quelques mots simples, a redonné du sens à ma vie et m'a permis de tenir jusqu'à ma libération le 31 août 1954 à Dalat. Plus de 8000 camarades d'infortune ne reviendront pas de captivité ! Je suis maintenant en retraite à Saclas et pendant de nombreuses années j'ai traversé Lardy et la Juine pour aller travailler. Depuis 60 ans, chaque jour, je pense à mes camarades tombés en Indochine et chaque nuit Diên Biên Phù me réveille
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